dimanche 16 septembre 2018



I- Non-développement et sous-développement

Il est nécessaire de distinguer du point de vue méthodologique le non-développement (en tant que produit du développement naturel), du sous-développement (qui correspond à une situation de désarticulation engendrée par la nature de l’expansion capitaliste à l’échelle mondiale) .
* Le non-développement correspond globalement à une situation sociale qui nécessite la prise en compte de plusieurs critères ou indicateurs de développement : bas niveau de production globale, faible productivité de travail et de revenu, absence d’accès au savoir et aux technologies, courte durée de longévité et faible espérance de vie, faible niveau de vie et d’alphabétisation combinés aux carences alimentaires, sous-équipement sanitaire, pauvreté etc., et qui se reproduisent ( en partie ou en totalité ) au sein d’une économie essentiellement agricole ou économie de subsistance en dehors des effets négatifs d’une domination commerciale ou économique extérieure.
*Le sous-développement est le produit de l’expansion du capitalisme (en tant que mode de production dominant à l’échelle planétaire) au stade de l’impérialisme et qui présente au moins six caractéristiques historiques essentielles, à savoir :

   
1-Il correspond au volet négatif de la loi du développement inégal, celle qui a engendré dans le cadre du partage territorial et économique du globe à partir des années 1880, développement d’un côté et sous-développement de l’autre ;
2- Il est le produit du développement accéléré du monde capitaliste industriel, en ce sens que la fortification de la croissance des uns (pays industrialisés dits développés) a inéluctablement engendré le blocage de celle des autres (pays dits périphériques sous-développés) ;
Le double processeurs de développement inégal et de structuration au niveau interne et au niveau externe, écrit André Gunder Frunk, a développé un modèle fondé sur la « structure métropole- satellite ».
3-L’expansion du capitalisme mondial ne se contente pas d’un développement inégal, mais il engendre fatalement un état de dépendance économique et technologique pour les pays sous-développés vis-à-vis du Centre capitaliste industriel, qui ralentit et empêche même leur industrialisation et leur accès à un transfert effectif et réel des technologies ;
4-Sur le plan intérieur, le développement inégal, se concrétise et se consolide au niveau du rapport entre secteurs capitalistes et secteurs non capitalistes, en engendrant l’hypertrophie de l’économie d’exportation, la marginalisation des masses, le développement des lobbys économiques et commerciaux qui fonctionnent à l’encontre des règles du libre marché de type capitaliste, la surexploitation d’une main d’œuvre à bon marché etc. ;
Sur le rôle du secteur d’exportation dans la dynamique de la dépendance, S. AMIN écrit :

«Les exportations de la périphérie ne proviennent pas des secteurs « traditionnels » à faible productivité : les trois quarts de celles-ci proviennent de secteurs ultramodernes… Dans ces secteurs décisifs, la rémunération du travail, dont la productivité est égale à celle du centre , est plus faible qu’au centre…Précisément parce que le capital y bénéficie des conditions propres au « marché de travail » dans les formations du capitalisme périphérique»

(In « L’accumulation à l’échelle mondiale »- Union générale d’éditions 1970 - pp. 43 -44)
5-développement inégal, ajoute aux situations négatives du non-développement ses propres imperfections du sous-développement, en approfondissant la pauvreté, en imposant le développement des phénomènes de la marginalisation des masses, du chômage structurel et de l’inflation, et ce, sans résoudre la question de la faible espérance de vie et sans remédier aux difficultés d’accès aux technologies , et sans apporter de solutions durables aux impacts négatifs d’ordre sanitaire et environnemental du nouveau modèle de «développement» etc. ;
6-Sur le plan politique, le sous-développement dépendant se reproduit sur la base d’un système d’alliances de classes à l’intérieur des pays sous-développés, dont la permanence est assurée par la formation des régimes politiques à caractère non démocratique, obscurantiste, voire despotique.

II- Problématique de développement et théories de la dépendance: les grands précurseurs fondateurs de la théorie de développement

·François Perroux (1903-1987) –

in « l’économie du XIXème siècle »-PUF 1969.
-Dans son livre précité, il définit « le développement » comme étant « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croitre, cumulativement et durablement son produit réel global » ;
-L’indicateur important du développement est la capacité d’accroitre le produit global, et qui suppose donc préalablement les changements significatifs dans la durée des mentalités et des structures sociales.. ;
-Il met l’accent sur l’expansion ( propagation ) ou l’optimisation économique qui touchent le maximum de réseaux d’activité., pour distinguer ainsi le développement de la croissance.. ;
-l’état de sous-développement est marqué ainsi par l’absence de cette expansion et les distorsions entre les réseaux économiques sans effets d’entrainement et sans satisfaction des besoins de la plus grande partie de la population, auxquels s’ajoute la dépendance technologique.

·W. W. Rostow

Rostow développe son célèbre modèle explicatif de développement qui permet de recenser les niveaux ou les « étapes de la croissance économique » :

-Niveau 1 dit « société traditionnelle » dont les caractéristiques sont :

*secteur agricole prédominant ;
*poids important de la tradition ;
*faible productivité du travail

-Niveau 2 correspondant aux « conditions préalables au décollage

*développement d’une dynamique économique liée à la recherche de profit et au regain d’intérêt pour l’épargne et l’investissement ;
* Afflux de la mécanisation et des nouvelles techniques de production favorisant la productivité générale ;
*développement d’un sentiment national et d’un Etat centralisé .

-Niveau 3 : le décollage ( take off )

*Levée des obstacles classiques à la croissance économique et transformation des structures économique et sociales;
*Développement de nouvelles industries, modernisation de l’agriculture, augmentation de l’investissement ;

-Niveau 4 : la « Marche vers la maturité »

*Le progrès technique s’étend à l’ensemble des secteurs d’activité, permettant de développer de nouvelles industries au détriment des anciennes ;
*L’investissement passe à un niveau supérieur ;
*La croissance économique est retenue comme critère d’évaluation de l’économie, des institutions et de la finance..

-Niveau 5 dit de « consommation de masse »

*Large développement des biens de consommation et de services ;
*Satisfaction des besoins fondamentaux ;
*Nouveau statut de la main d’oeuvre, protection sociale ;
*Développement du secteur public et du secteur des services ;

· P. Bairoch (1930-1999)

-Il insiste sur le concept de changement ( social, économique, institutionnel) pour définir le développement ;
-Il lie le développement au progrès technique et aux systèmes d’organisation issus de la révolution industrielle..
-Le développement suppose et engendre donc l’amélioration du niveau général de vie ;
-le sous-développement est un produit du développement historique du capitalisme, car selon Bairoch, « jusqu’à la fin du 17ème siècle, les écarts dans les niveaux de développement économique et technique des divers pays étaient peu importants ».

· G. Myrdal

-Myrdal part d’une séparation de trois systèmes pour définir le développement : économique, technique et celui des valeurs ;
-les pays en voie de développement ne peuvent dépasser l’état de sous-développement sans une politique économique dirigiste, nécessitant donc une forte intervention de l’Etat

·Samir Amin

 ( in « l’accumulation à l’échelle mondiale » et «développement inégal»)
la thèse de S. Amin s’inscrit dans la logique méthodologue de recherche qui considère que le développement et le sous-développement comme deux volets du même processus de développement inégal imposé par l’expansion du capitalisme mondial au stade de l’impérialisme. Il définit le sous-développement en formulant les conditions méthodologiques suivantes :
-Il ne faut pas confondre «non-développement» qui correspond à un stade antérieur des pays nouvellement sous-développés et «sous-développement» Celui-ci étant le produit de la domination capitaliste au stade de l’impérialisme ;
-C’est «l’ajustement de l’orientation de la production à la périphérie» conformément «aux besoins du Centre» qui engendre la «désarticulation» et « empêche la transmission des bénéfices économiques des pôles de développement à l’ensemble du corps économique » ;
-Il met l’accent sur la spécialisation internationale et la dépendance des structures de financement de la croissance à la périphérie), qu’exprime la domination économique du Centre (ou façonnement des structures de la périphérie selon les besoins du Centre) ;
-«les pays sous-développés ont une histoire, celle de leur intégration qui a forgé leur structure particulière actuelle» ;
-«les économies de la périphérie du système n’ont pas de dynamique propre»
(in «l’accumulation à l’échelle mondiale»-page 244) ;
-Il ne croit pas à un possible développement autocentré et homogène (à l’instar du Centre) du capitalisme, car écrit –il, «le développement du capitalisme à la périphérie restera extraverti, fondé sur le marché extérieur ; il ne pourra pas dès lors conduire à un épanouissement achevé du Mode de Production Capitaliste à la périphérie», et ce, pour les raisons suivantes :
*La faiblesse de l’épargne engendre une insuffisance du capital ;
*Le marché intérieur est trop étroit qui suppose absence de la consommation des masses, prédominance de la consommation des biens de luxe par une bourgeoise inefficace à l’intérieur, revenus liés à la structure agraire etc.
*Faiblesse ( ou absence ) du secteur de production des biens de production en raison de l’extraversion de l’économie périphérique, qui suppose une faible industrialisation, telle qu’elle fonctionne dans le cadre de rapports de production capitaliste assignant au Capital et au Travail des fonctions spécifiques..
De même que «l’industrialisation de la périphérie ne peut se développer véritablement que si elle s’accomplit dans une perspective autocentrée et donc dans des formes analogues à celles du Centre », d’où la nécessité de rupture avec le capitalisme à la périphérie ou de son dépassement.
-Il pose la nécessité d’une «rupture avec le marché mondial» comme condition sine qua non du développement de la périphérie, qui doit opter selon lui pour le socialisme..
-S. Amin remet en cause l’économisme ainsi que le caractère artificiel des avantages comparatifs de D. Ricardo..

·Arghiri Emmanuel ( in «l’échange inégal»

-Ce qui fonde l’essentiel des rapports entre les pays en voie de développement et les pays industrialisés engendrant le sous-développement, c’est le transfert ( à travers les rapports d’échanges internationaux) des produits du travail au profit de ces derniers ;
-Emmanuel développe plus particulièrement le concept d’ échange inégal ou disparité des taux de salaire dans le centre et dans la périphérie, qui est aggravé par les politiques protectionnistes des pays développés engendrant les bas prix des exportations des pays dépendants et la dégradation des termes de l’échange au détriment des économies de ces derniers;
-il s’agit donc d’une « surexploitation des travailleurs » des secteurs liés à l’extérieur dans les pays en voie de développement, en raison des gains de productivité du travail reflétant l’échange inégal ( le même produit vendu à prix égal, intègre plus de travail dans les PED que dans les pays développés) et de la dégradation des termes de l’échange.
-Contrairement à S. Amin, Emmanuel n’opte pas pour une rupture des pays en voie de développement avec le Centre, particulièrement sur le plan de la politique d’industrialisation. Les PED doivent chercher à développer une technologie à caractère universel adaptée aux conditions sociales et culturelles intérieures, tout en développant une abondance (offre) sur le marché mondial en vue d’affronter la concurrence internationale, au lieu de vivre en autarcie..

·Raoul Prébish ( 1901-1987- )

-A l’instar de S. Amin, il met l’accent sur le rapport Centre / périphérie, en développant le concept du « capitalisme périphérique» ;
-La dégradation des termes de l’échange au détriment des pays périphériques en raison de l’évolution différenciée des prix de produits primaires et des produits industriels et de la demande internationale , est une constante du capitalisme mondial depuis l’origine ; ainsi tout accroissement de productivité au Centre capitaliste engendre des pertes à la périphérie.
-Le progrès technique n’a pas le même rôle dans les pays développés (la hausse de productivité profite aux salariés sans modifier les prix à l’exportation) et dans les pays sous-développés ( baisse des couts et des prix dans le secteur d’exportation) : Cette différence dans l’évolution des prix à la périphérie et au Centre, engendre l’échange inégal ; d’autant plus que les pays du Centre maitrisent parfaitement l’évolution des prix de leur production, alors que les pays de la périphérie, tout en étant inorganisés, ne font qu’exporter l’excédent de leur production en rapport avec la faible demande intérieure ;
-Prébish relève une tendance à la dépendance technologique des pays périphériques et une orientation de l’agriculture vers la production de produits à l’exportation ;
-En vue d’atténuer les effets pervers des rapports de domination (Centre/périphérie), il souhaite que les pays sous-développés doivent opter pour une politique axée sur une maitrise des exportations sans trop de protectionnisme, une industrialisation par substitution aux importations, et une politique agricole d’autosuffisance.

·André Gunder Frunk

( in « capitalisme et sous-développement en Amérique Latine » - et « développement du sous-développement »)
A. G. Frunk occupe une place importante au niveau des recherches sur le sous-développement et la dépendance.
-Il retient les termes d’ « économies satellites » (ou sous-développées), dont le sous-développement résulte ( comme le pensent la plupart des économistes de la dépendance, en l’occurrence S. Amin et Furtado, ) des relations historiques avec les économies métropolitaines qui accompagnent le processus de formation d’une économie mondiale formant un tout et constituée d’une partie dominante et d’une partie dominée.
En rappel, il considère que « dans le cadre de cette structure métropole-satellite qui embrase le monde, les métropoles tendent à se développer et les stellites à se sous-développer »
(in « le développement du sous-développement »-page 25)
- « Cette réalité du capitalisme et de ses contradictions, de son développement et de son sous-développement, nous impose un gros effort dans le domaine de la théorie et de la recherche scientifiques et dans celui de la stratégie et de la tactique politiques. Il faut une théorie scientifique qui rende compte de ce processus et de ce système mondial pris dans leur ensemble et en explique la nature, les contradictions, le développement et le sous-développement historiques »
-A. G. Frunk ne limite pas ses analyses du sous-développement aux relations internationales, il relève ses caractéristiques spécifiques à l’intérieur des pays dépendants en relation avec les structures des classes :
«Au Chili et dans les pays de structure analogue, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une direction bourgeoise libère l’économie de la population du sous-développement. Il ne saurait être question d’une ‘bourgeoisie nationale progressiste ‘ qui lutterait pour arracher à l’Etat des mains d’une oligarchie féodale retardataire, surtout composée de propriétaires fonciers.. »
- « développement et sous-développement s’engendrent mutuellement dans le processus global du développement capitaliste .. »
-Pour A. G. Frunk, ainsi que pour S. Amin, les déterminants externes créent une percée déterminante à l’intérieur des pays périphériques et «créent structure interne de sous-développement ».

· Fernando Henrique Cardoso

-Il relève une spécificité du fonctionnement de la dépendance, mais sans séparer son analyse des « catégories » d’étude du mode de production capitaliste . Il écrit :
«Je ne pense pas que la catégorie..de dépendance ait le même statut théorique que les catégories centrales de la théorie du capitalisme.. », de même qu’ « On ne peut pas penser la dépendance sans concept de la plus-value, d’expropriation, d’accumulation.. ». ;
-Si les outils d’analyse de la dépendance sont spécifiques, cela n’empêche pas d’user des concepts opératoire d’analyse qui font partie du « champ théorique du capitalisme ».
-Il relève des modifications importantes ( changements de structures) dans l’économie mondiale, qui font que le schéma qui avait été conçu par Lénine en définissant sa théorie de l’impérialisme doit être revu et corrigé, puisque l’orientation des investissements ( création des branches industrielles) ne fonctionne pas exclusivement en faveur du Centre, mais profite aussi aux économies périphériques ( cas de l’expérience mexicaine).

· Albert Aftalion

En complément de la théorie de la valeur de K. Marx ( qui fonde ses analyses essentiellement sur le plan du procès de production et des implications économiques et sociales du rapport Capital/Travail en termes d’exploitation, d’inégalités et d’aliénation sociale etc.), Il fonde sa théorie sur les relations d’échange en soulevant les problématiques de l’exploitation de la force de travail et de la « spoliation par exclusion » des « non-possédants » par les « possédants ».
Ainsi toute relation d’échange n’engendre pas seulement l’exploitation de la force de travail, mais des « rapports d’inégalité » entre les possédants et les non-possédants.
Ces derniers ( en tant que classes ou pays ) qui entrent dans le processus d’échange capitaliste, en tant que consommateurs de marchandises, qu’emprunteurs d’argent ou vendeur de la force de travail etc., subissent « bon gré mal gré » les effets des « relations d’exploitation », en acceptant les « inégalités de rémunération »..d’où leur «spoliation par exclusion » !
( in « les fondements du socialisme »- éditions Rivière- 1923).
Aftalion complète la vision grandiose de l’un des grands fondateurs de l’économie politique capitaliste libérale, Adam Smith, qui avait parfaitement songé ( avant Marx et Aftalion ) aux effets aliénants de la division de travail et affirme :
«Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples .., perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ses facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir »
( in : « Recherches sur les causes et la nature de la richesse des nations » )
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