samedi 15 septembre 2018


I-Six siècles de prédominance du pouvoir aristocratique et abandon systématique du patrimoine philosophique et scientifique arabo-islamique

Le développement ( en tant qu’ ensemble d’actions qui fait passer une collectivité d’un type de société à un autre, défini par un degré plus élevé d’intervention sur elle-même au double niveau anachronique et synchronique -définition de la sociologie de développement moderne- ), est lié au degré de maîtrise de la rationalité universelle, des sciences et techniques et d’instauration de plus de justice sociale, et ce, sans opter pour un attachement excessif au volet obscurantiste du patrimoine (NOTE 1) et au type de pouvoir non issu de la volonté des peuples.
Les grands chercheurs et spécialistes de l’histoire du Maroc, ont unanimement cherché à porter des réponses à la permanence de l’immobilisme ( absence de changement qualitatif et de transition) de la société marocaine, sans réussir à établir les rapports complexes et dialectiques entre le patrimoine arabo-islamique et le rôle des différents acteurs historiques à l’origine du changement ou de la stagnation (NOTE 2) ( Nature de l’Etat et des classes sociales, capitalisme mondial en l’occurrence).
Les grandes méthodologies de pensée spécifiquement arabo-islamiques qui se sont enracinées plus profondément dans la rationalité universelle, pour en construire des modèles de développement susceptible de relancer la Renaissance sont : le Muâtazilisme, l’averroïsme et la dialectique khaldounienne, sur le plan philosophique. Et puis, le patrimoine de gestion de rigueur et de justice hérité des Khalifes «bien guidés» -خلفاء الراشدون–(dont l’ambassadeur incontesté fut l’alide Idriss1er ), le Kharijisme et l’almohadhisme sur le plan politique.
Chacune de ces grandes «Ecoles» de pensée qui constituaient des apports «civilisationnels» grandioses de notre patrimoine arabo-islamique, trouva dans l’histoire du Maroc une opposition ( de nature idéologique, religieuse ou politique), poussant les acteurs historiques à lancer un assaut négationniste à leur encontre, et ce, sans engendrer de changement positif susceptible de réaliser une transition qualitative de la communauté marocaine vers un degré plus élevé de son développement.
-Le Muâtazilisme n’avait aucune chance d’atterrir au Maroc et en Andalousie, en raison de son dénigrement systématique par Hassan Al-Achâri et A. H. Alghazali et leurs disciples ( suivant les confirmations d’Ibn Roshd lui-même, dans son livre : "الكشف عن مناهج الادلة في عقائد الملة" ;
-L’islam puritain alide d’Idriss 1er : il a subi (à l’instar du Kharijisme) un double assaut : celui du pouvoir aristocratique d’obédience omayyade fondé sur la succession politique de père en fils et le culte de personnalité du Khalife ou du Sultan d’une part, et celui des confréries religieuses et des congrégations (des Tarika) soufis, de l’autre part;

-La pensée d’Ibn Roshd (520-595H./1126-1198Gr.) en tant que grande innovation philosophique qui aurait pu engendrer le développement séculaire de la Communauté arabo-islamique avant la Philosophie des Lumières et la Renaissance européenne (Locke, Spinoza, Rousseau, Montesquieu, Descartes, Hegel ), avait été abandonné suite à la rupture historique avec l’Almohadisme rationnel provoquée par l’avènement des régimes des trois royaumes intermédiaires (Milieu du 13ème – milieu du 15èmeS) : les Mérinides ( المرينيون ) au Maroc, les Beni Abdelwad - (ينو عبد الواد ) en Algérie et les Hafsides ( الحفصيون) en Tunisie(ex-Carthage), alors que les Européens eurent parfaitement su développer la pensée d’Ibn Roshd (livrée sous la forme d’ «averroïsme» ) à l’instar de celle d’Ibn Sina (Avicenne) et de l’apport des Sciences islamiques pour en constituer des fondements de la Renaissance de leur continent . 

-La pensée d’Ibn Khaldoun-733-809H./1332-1406Gr.- (en tant que témoin direct et rationnel de la décadence du Maghreb), a connu le même sort que celle d’’Ibn Roshd et les autres penseurs « péripatéticiens arabes » ( المشا ئين العرب) fondamentalement rationalistes et aristotéliciens de l‘occident musulman ( Ibn Tofayl, Ibn Baja, Ibn Masara.. ) et les penseurs des Sciences (Alkindi, Alfarabi, IbnHazm, Avicenne, Alkhowarizmi, Arrazi , Bayrouni, Ibn Alhaytham), pour ne citer que les plus célèbres .

Cet abandon (ou ignorance) des volets rationnel et scientifique du patrimoine arabo-islamique, fut reconduit ensuite par les dynasties Sâadienne et Alaouite qui ont consolidé le système de gestion du pouvoir arabe d’obédience omayyade, tout en fixant comme objectifs exclusifs de l’Etat théocratique à partir du 16ème siècle jusqu’au 19ème siècle: l’indépendance territoriale du pays, l’emprise totale sur les activités économiques, l’instauration du monopole sur le commerce extérieur et l’accaparement de plus de terres en faveur des aristocraties makhzéniennes et commerçantes, à l’encontre des communautés paysannes berbères, sans aucun soucis d’élaborer des programmes de développement, de prise en charge du social en faveur du peuple et d’ouverture sur les cultures et les Sciences. Seul le Sultan Mohamed ben Abdellah (1757-1790) réhabilita (à titre exceptionnel dans l’histoire de la dynastie alaouite) la pensée orthodoxe wahabite, conçue et développée par le théologien saoudien de son époque Mohamed ben Abdelwahab, alors que Mlay Ismail –مولاي اسما عيل-(1672-1727) fonda un Etat centralisé dont les structures ( Etat - Makhzen) survivront jusqu’au Protectorat français au début du 20ème siècle. 

Les Alaouites avaient continué tout au long de leur règne d’imposer aux communautés paysannes et aux artisans un système de prélèvements sous forme d’impôts sans aucune contrepartie.
Il fallait attendre l’intervention française et le protectorat pour voir se développer la rationalité bureaucratique et administrative, l’immatriculation des terres et le découpage spatial en fonction des besoins de la métropole, engendrant ainsi la désarticulation de la société marocaine et la formation d’une économie dépendante et extravertie d’exportation.
Face à ces derniers assauts (sâadien et alouite) à partir du 15ème siècle gr. qui maintinrent ce type de pouvoir aristocratique jusqu’au protectorat en 1912, seules les communautés paysannes à dominante berbère (fondées sur la démocratie locale, l’autonomie et la gestion collective du patrimoine) continuèrent de s’y opposer, jusqu’aux tentatives innovatrices d’Abdelkrim Alkhattabi au cours des années 1920, et l’élaboration d’un programme de développement durable et autocentré initié par les dirigeant du Mouvement National au cours des années 1950.
L’Etat-Makhzen sera réhabilité après le coup de force des ultraconservateurs makhzéniens ( les hommes du palais et les élites de l’armée formés sous la colonisation en alliance avec les aristocraties paradoxalement bénéficiaires de l’indépendance politique et de la marocanisation) contre l’ambitieux programme du mouvement National (initié par Ben Barka et A. Bouâbid) à partir du début des années 1960, avec encore une fois la mise à l’écart des volets rationnels du patrimoine arabo-islamique (abandonné ensuite par ses représentants déclarés tel que Allal Elfassi qui ont choisi de se rallier au Makhzen). Ce nouvel abandon s’est combiné aux incompétences des dirigeants marocains exprimées dans l’incapacité des élites politiques et des différents gouvernements successifs d’élaborer un modèle de développement visant l’investissement dans le savoir, la maîtrise des théories économiques modernes et des technologies avancées, susceptibles de faire du pays l’une des grandes puissances du monde moderne à l’instar des pays émergents.
L’Etat-Makhzen sera ensuite réaménagé progressivement (jusqu'à aujourd’hui) en fonction de la stabilité et de la reproduction du régime monarchique en alliance avec les «groupes de pression» (formés autour d’une poignée de familles) qui auront le monopole de bénéficier des opérations de marocanisation et de privatisation et sauront comment exploiter les profits générés par le secteur privé et les programmes de développement publics, tout en maintenant durablement une emprise quasi-totale sur l’épargne et les revenus de l’ensemble des marocains de la classe moyenne et des couches populaires de la fin du 20ème siècle et de ce début du 21ème siècle !.
La combinaison de la permanence du pouvoir charismatique, de la crise de déculturation et de situation anomique(NOTE 3), se combina aux traumatismes sociaux aggravé par l’exode rural et par une urbanisation désordonnée. Et la spirale des incompétences des élites politiques en matière d’innovation de démocratie et de la reproduction du sous-développement, engendra obligatoirement l’absence durable de vraie liberté et d’efficacité.(NOTE 4)

II- Les grands « rendez-vous avec l’Histoire » de la Renaissance et du progrès qui ont échappé à l’emprise des dirigeants marocains sont :


*-Rupture avec l’islam égalitariste fondé sur la «Shura»-الشورى - apporté par les Kharijites (milieu du 8ème siècle Gr.), conciliable avec l’organisation sociale fondée sur l’autonomie et la démocratie directe dont jouissaient les communautés berbères avant l’intrusion des pouvoirs centralisés et aristocratiques au Maghreb ;
*-Rupture avec l’islam puritain et de désacralisation hérité des « Khalifes bien guidés » (خلفاء الراشدون) apporté par le descendant alide Idriss1er ( l’Etat Idrisside - الدولة الادريسية - 788-828 Gr.);
*-Abandon de la pensée politique rationaliste apportée par les Almohades ( 12ème siècle – 13ème siècle Gr.). Ce fut l’âge du prestige, du progrès et de l’ouverture sur les cultures .. : Abdelmoumen-(règne : 541-558H./1146-1162Gr.) créa des centres de formations et l’’encadrement dotés d’un programme de formation et de recherches qu’il confia au grand philosophe Ibn Roshd vers 548H. / 1153 G. De même que les grands penseurs de l’époque ( dont le maître d’Ibn Roshd, Ibnou Toufyl ), furent reçus et honorés par la cour almohade ;
*-Abandon du projet de réforme constitutionnel adopté par l’opposition marocaine (début du 20ème S.) ;
*-L’avortement des initiatives réformistes et rénovatrices d’indépendance d’Abdelkrim Alkhattabi (fin des années 1920 et au cours des années 1950) ; 

*-Coup de force ( début des années 1960) contre le programme ambitieux de développement autocentré qui avait été initié par les représentants du Mouvement National (A. Bouâbid, Ben Barka : fin des années 1950), suivi de l’adoption de l’option libérale de l’économie et d’une Constitution conçues en rupture avec le projet initial de reconstruction et d’élaboration d’un modèle de développement participatif et de formation d’une monarchie parlementaire et démocratique ; 

*-Risque (aujourd’hui) de ne pas se présenter au «Rendez-vous avec l’Histoire» des tendances de développement émergentes, de l’investissement dans le Savoir et de la maitrise des nouvelles technologies qui s’annoncent à l’ère de la mondialisation pour le 21ème siècle !
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NOTES
(NOTE 1) Pour plus de détails sur le patrimoine arabo-islamique, voir notre ouvrage : « L’islam entre les ‘codifications’ politico-religieuses et la rationalité philosophique de la liberté de pensée » - Mars 2012
(NOTE 2)Pour une connaissance générale de l’évolution de la société marocaine (des origines à 1956) à la lumière des concepts de mode de production, de classe sociale et de l’Etat, voir notre Etude: «De la décadence au sous-développement .. »( refonte de la thèse de Doctorat en sciences économiques) -septembre 2012
(NOTE 3)E. Durkheim, définit la situation anomique, comme étant « l’état dans lequel les normes sont inexistantes ou contradictoires, de sorte que l’individu ne sait comment orienter sa conduite. Cette crise prédispose à l’accueil du leadership charismatique.»(in« les règles de la méthode sociologique»).
Bertrand de Jouvenel parle de «phénomènes de disharmonies sociales et morale, favorisant la floraison du pouvoir absolu : incohérence sociale et conduites an-harmoniques..» (in : « du pouvoir »-Genèse 1945) ; et Erik Erikson développe le concept de « dislocation existentielle.. » dans le cas où «le chef charismatique a un rôle fonctionnel : il offre au groupe sauvegarde, identité et rituel..»- et Jean Lacouture qui achève ce constat: «un peuple qui ne se sent concerné qu’en tant qu’auditeur, disciple et témoin, ne peut se transformer»-( in : «Quatre hommes et un peuple »- 1969 ;
(NOTE 4)R. G. Schwartzenberg écrit : « Une société qui ne possède pas de canaux permettant de mesurer ses contradictions, d’en informer les gouvernants, d’en débattre librement, s’achemine sûrement vers le blocage et la sclérose. L’absence d’instances de contrôle et de structures de dialogue entre gouvernants et gouvernés se traduit nécessairement par une gestion médiocre et inefficace, faute d’informations sincères sur les vrais problèmes et besoins, faute d’une réflexion novatrice et originale, soustraite au conformisme. La privation de liberté ne se traduit pas par une efficacité gouvernementale accrue : c’est le contraire qui se produit. Tôt ou tard, la liberté devient la condition même de l’efficacité »-( in « Sociologie politique »)

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